Mais comment je vais bien pouvoir rentrer ? Qui ne s’est jamais posé cette question pendant que, figé au milieu de l’eau, des vagues monstrueuses déferlaient dans le bateau ? Pendant qu’un doigt sur la fuite, notre float tube continuait à se dégonfler ? Comment, avec mes waders, vais-je bien pouvoir re traverser cette rivière qui est maintenant devenue infranchissable ?
Nous prenons tous des risques, petits ou grands. Nous les évaluons et choisissons de les prendre ou pas. Alors quand ça se passe mal, on ne plaisante pas sur le moment, mais on en rit beaucoup après…
Et bien ces petits risques que nous prenons chaque jour en décidant d’aller à la pêche ne sont peut-être pas si différents de ceux que prennent les professionnels américains.
Je vais raconter une histoire qui s'est déroulée il y a maintenant un peu plus de 6 ans. Elle relate la dernière manche du circuit 2013 Elite B.A.S.S., le plus disputé du monde. Une histoire de pêche, de prise de décision et de prise de risques…
Lake St. Clair – Aaron Martens où l’entêtement du destin
La dernière manche du circuit Elite nous emmène sur le lac St Clair.
Dévoilons le scenario.
En cette fin de saison, trois pêcheurs se disputent le titre d’Angler Of the Year, il s’agit de Kevin Vandam, Aaron Martens et Edwin Evers.
Ce dernier fait la course en tête depuis quelques épreuves déjà. Auteur d’une saison fantastique, il faudrait une débâcle pour qu’il n’empoche pas son premier titre de champion. Il contrôle donc son avenir. Ses poursuivants doivent faire un manche parfaite (podium) et miser sur une déconfiture de l’homme en tête. Rendez-vous compte : pour l’emporter in extremis, Aaron Martens doit devancer Edwin Evers de 30 places !
La compétition Elite aux US, outre son aspect purement technique, revêt aujourd’hui une dimension stratégique majeure. Car implicitement, elle incite à la prise de risque : c’est ce qui offre le spectacle et qui propulse la stratégie devant la technique.
Aaron Martens et Kevin Vandam doivent donc prendre des risques. Edwin, quant à lui, a choisit de les limiter pour contrôler ses deux poursuivants et les laisser à distance respectable : une prise de risque inconsidéré pourrait lui coûter sa saison.
Mais qu’est-ce prendre des risques à la pêche ?
Plantons le décor.
L’épreuve a lieu sur le lac St Clair, mais rien n’empêche les concurrents de remonter ou de descendre la rivière pour atteindre d’autres lacs (comme l’a fait avec succès Brandon Palaniuk lors de la précédente épreuve).
Pour ceux qui ne connaissent pas Aaron Martens, disons que si un podium des meilleurs pêcheurs actuels existait, il serait sur la seconde marche, derrière Kevin Vandam. D’ailleurs Aaron Martens est surnommé Monsieur seconde place. En effet, avec 4 secondes places lors de Classics et un nombre incroyable de secondes places en championnat régulier (dont 2 encore cette année), Aaron fait son auto critique : « je ne prend pas assez de risques ». Alors comme Brandon Palaniuk il y a 15 jours sur la rivière St. Lawrence, Aaron opte pour la prise de risque maximale, celle qui offre la victoire directe.
Dans ce but, il explore lors des pre fishing des zones du Lac Erié très éloigné du lac St Clair. Il devra donc perdre du temps de pêche pour naviguer. Mais le risque principal n’est pas là. Le lac Erié est immense : avec 388 km de long, et 92 km de large, il s'étend sur 25 700 km2 et présente 1 377 km de rives. C’est le 13ième plus grand lac du monde ! Et sur cette mer, souffle un vent parfois violent qui lève une houle extraordinaire, peu compatible avec pourtant les plus grands bass boat de la terre !
Qu’importe ! Aaron y trouve des bass dont le poids moyen est un peu plus élevé que sur le lac St Clair. Il n’y a plus de doutes, la victoire est ici.
D’autres compétiteurs prendront aussi la décision de naviguer jusqu’au lac Erié, mais nous le verrons plus tard, ils ne prendront pas autant de risques que Monsieur Seconde Place…
Une saison atypique, comme le personnage.
Aaron Martens a été cette année l’auteur d’une bien curieuse saison. Il l’a entamé de manière fracassante (pour lui) avec une 85ième place sur la Sabine River : personne ne peut gagner le titre d’AOY avec une place aussi pourrie ! D’autant que le pire classement d’Edwin Evers est de 30ième ! Mais Aaron Martens a rectifié le tir et orchestré une remontée incroyable, alignant les top 5.
Aujourd’hui, lors de la première journée de cette ultime compétition de 4 jours, tout se déroule comme prévu pour « Rain Man ». Ah oui, je ne vous avais pas dit ? Martens est aussi surnommé Rain Man, tellement l’attention qu’il porte aux détails est obsessionnelle chez lui, voire maladive. Il ne laisse rien au hasard, contrôle et re contrôle tout : de la forme de son hameçon jusqu’au plus petit fusible de son moteur, tout absolument tout est méticuleusement inspecté, corrigé et optimisé. Prendre autant de risques sans pouvoir tout contrôler notamment les éléments extérieurs comme le vent et tous les impondérables inhérents à la circulation (trafic, houle, passage d’écluses, etc.) l’empêche de dormir toute la semaine : il avouera n’avoir dormi que 4 heures par nuit en moyenne. Mais sa seconde place (encore !) du jour et surtout la 79ième d’Edwin Evers offre enfin un peu de crédit à sa stratégie risquée et le rassure un peu.
Lors de la seconde journée, le vent est annoncé et la houle qui l’accompagne est bien formée. Mais Aarons Martens sait pêcher drop shot en toutes circonstances. Les vagues arrachent son moteur électrique de l’eau, elles frappent violemment la plat bord et empêchent une convenable saisie de ces diables de smallies, elles déstabilisent le pêcheur, clouent le marshall au siège passager et renversent le cameraman. Mais rien, absolument rien ne peut empêcher la rage de cet homme abonné aux secondes places de s’extraire enfin de la mêlée des meilleurs pêcheurs du monde.
Des photos mieux que des mots.
A la pesée, Evers ne parvient pas accrocher le top 50 et tombe derrière le cut : c’est désormais fini pour lui !
Monsieur Seconde Place tient enfin son avenir entre ses mains : il est toujours second. Pour remporter son second titre d’Angler Of the Year, il doit absolument rester dans le top 30 : Evers hors course, Kevin Vandam distancé, il ne doit quand même pas sombrer pour autant. Le lendemain, le vent se calme, il opte donc pour son trajet habituel jusqu’au lac Erié : sans vague, extirper 20 Lbs de smallmouth ne sera qu’une formalité.
En effet, Aaron terminera troisième à la fin de la troisième manche. Il accroche donc le cut à 12 et s’octroie mathématiquement le titre le plus disputé de la planète, celui de Pêcheur de l’Année, le second de sa carrière ! Martens Angler Of the Year !
Aaron Martens a toujours eu une carrière chaotique, enchaînant hautes performances et grandes déconvenues comme une année, où largement en tête, il doit libérer tous ses poissons en train de mourir dans son vivier. Aaron Martens est un excellent pêcheur ; aujourd’hui, il est même le meilleur, mais les déconvenues surviennent encore et toujours. Relâcher un vivier gagnant, il commence à en avoir la désagréable habitude…
Au départ de la quatrième manche, Aaron peut encore gagner le tournois. Quelques heures de pêche plus tard, avec un vivier estimé à plus de 20 Lbs, il peut mathématiquement gagner car Mark Davis s’est écroulé. Reste uniquement Chris Lane (vainqueur du Classic 2012) avec qui la différence sur la balance ne sera que de quelques onces… Mais voilà, Aaron Martens a pris goût aux risques. Il s’est aventuré très loin sur l’immense lac Erié, trop loin, beaucoup trop loin. Le lac forme désormais un mur de vagues entre lui et la rivière dans laquelle il doit passer pour rentrer. Il essaie tant bien que mal d’avancer mais la hauteur de la houle l’empêche de pousser son 250 chevaux. Il lui est impossible de rentrer dans les délais. Aaron a pris des risques sportifs jusqu’à maintenant, mais il ne veut pas en faire prendre d’autres à lui et son cameraman, il ne rentrera pas dans le délai imparti : c’est fini. Après s’être fait une raison et relâché les bass de son vivier, Aaron expliquera que des vagues monstrueuses se sont formées à l’entrée de la rivière. Dans ce goulet où la houle s’engouffre, 3 grand bateaux se sont croisés, conjuguant leurs vagues à celle de la houle pour un dangereux cocktail : l’impact des vagues a soulevé le bassboat et cassé 2 des 4 boulons de sa jackplate ! Il termine en bas du cut, à la douzième place.
Exténué par le manque de sommeil et le stress, fatigué physiquement par 4 jours de pêche assidue en milieu hostile, et démoli mentalement par cette déconvenue du dernier jour, Aaron Martens a avoué qu’il n’en pouvait plus. Mais en cherchant cette victoire sans jamais la trouver, au prix des plus grands risques, Aaron Martens a quand même obtenu ce qu’il était venu chercher : son titre de meilleur pêcheur du monde !